Traduction en tant que re-création
Nous avons le plaisir de partager avec vous un extrait de la conférence donnée par Sevgi Türker-Terlemez à l’espace L’Harmattan le 9 Juin 2017. Une réflexion personnelle sur l’acte de traduire et sur la place du traducteur. Elle s’attache tout particulièrement aux particularités de la traduction de poésie. Ça donne du grain à moudre, bonne lecture!
La traduction c’est du tango argentin qui exige un certain respect de soi et celui des autres. Loin d’une simple succession de pas, c’est une marche vers la vie de l’autre. C’est une autre façon d’exister. C’est le désir de démontrer qu’on ne veut plus avancer seul, qu’on a besoin de l’autre dans toute son altérité. C’est la reconnaissance de l’autre dans sa différence. La traduction, c’est une émotion qui se danse à travers les langues. Si nous nommons la traduction l’oeuvre de re-création et le traducteur le créatif, le processus de la traduction deviendra créatif en soi comme produit créatif entouré d’une aura de mystère.
Si nous prenons l’originalité et la nouveauté comme deux critères essentiels de la création, le texte traduit (c’est-à-dire la traduction) en tant que résultat d’un processus de création se prétendra être le même dans une autre langue par l’intermédiaire d’un entremetteur, qui déjà écrivain nous présente une beauté à demi voilée que nous n’apercevons plus qu’à travers un brouillard. Cette entremise, cette traduction qui se trouve entre création et théorie – telle la philosophie – cette image de la belle étrangère qui excite en nous le désir frustré, le désir irrésistible de connaître l’original exprimera le rapport le plus intime entre les langues.
« Folie-poésie-traduction » : la traduction de la poésie c’est la folie, c’est la difficulté de créer, c’est la restriction ; deux éléments nécessaires dans l’art, comme disait Goethe qui aimait traduire des auteurs presque intraduisibles et qui considérait sa création comme faisant partie de son activité de création. Il ne nous est pas impossible de considérer la traduction comme une partie intégrale d’une activité littéraire-poétique d’une autre histoire, d’un autre monde cognitif, d’un monde de perception-langage-mémoire, d’un autre espace conceptuel – intellectuel, d’un espace de pensée – aussi bien d’autres sensibilités que de compétences.
La traduction de la poésie en tant qu’activité créatrice permet à l’original sa survie que nous nommerons « la retraduction », au dire de Benjamin « l’intraduisible », le renouvellement de la lecture selon les changements des normes esthétiques des époques.
Si nous prétendons que la traduction est un art, dans le sens grec du mot – ars, teckné -, technique qui ne doit pas envier l’art comme création, nous dirons que l’acte de traduire, ne fera que « se reconstruire » dans la traduction.
Si nous acceptons que la traduction de la poésie est une « technique », un « savoir-faire″ à travers lesquels se créent les idées, les mots, nous dirons que c’est quelque chose d’analogue à l’art d’écrire et que la traduction peut être (ou elle mérite d’être) considérée comme un art de réécrire.
Si nous disons toujours que la traduction est un art comme tous les autres arts, l’acte de traduire exigera une maîtrise élevée.
Si nous disons que la traduction devient une activité incontournable dans un monde qui compte plus de 3000 langues, nous prendrons cette fameuse activité comme produit créatif et en parlerons à la lumière de plusieurs questions telles que :
- la traduction serait-elle une clé de la communication, serait-elle l’ombre de l’original ou son double ?
- le produit (texte traduit) serait-il conflictuel par rapport à ces deux critères essentiels et serait-il toujours le même texte dans une autre langue ?
Nous n’ignorons toujours pas que la traduction est un travail sans fin, une tâche difficile avec la variété de son style, de la singularité de l’oeuvre et de la langue de départ et d’arrivée. C’est une tâche difficile avec des expressions intraduisibles, des vocables irremplaçables, des formes poétiques inchangeables selon leur valeur unique. La traduction de la poésie se présente comme un fait de savoir offrir un dispositif technique et esthétique permettant d’atteindre son objectif poétique via la combinaison des différentes compétences linguistique, discursive, socioculturelle et référentielle. (…)
Donc la traduction de la poésie est très compliquée pourtant c’est une beauté, c’est la beauté d’une esthétique de l’à peu-près, comme le dit Serpilekin Adeline Terlemez dans l’un de ses recueils :
Traduction
Une fugue, l’effacement d’une langue
devant un rival amoureux,
le mariage désiré, la cohabitation impossible,
l’amour fou qui fait preuve d’effacement
au profit de sa bienaimée,
une apparition progressive,
une naissance,
une traversée, une sortie
pour l’émergence d’une beauté émergente
au sein de l’effacement,
une beauté qui vit au reflet du splendeur
de tout ce qui s’efface, de tout ce qui émerge.
La traduction
chose simple
qui n’est pas facile.
La traduction
une fugue,
un renoncement
la beauté de ce renoncement,
la beauté d’une esthétique de l’à peu-près,
[…]
une genèse,
c’est la renaissance d’une langue
dans une autre langue.
La traduction de la poésie considérée comme une belle rencontre de poésie-traducteur-lecteur qui s’attire, s’aime ou se déteste en raison d’inhospitalité langagière n’est qu’une dispute entre l’identité et l’altérité et entre les langues qui se rencontrent, s’entendent, se disputent, se parlent, s’ignorent, se chérissent et se détestent. Et quant au traducteur qui est à la fois lecteur et auteur, nous dirons qu’il ne baisse pas les bras. Serviteur de ses deux maîtres, il continue à traduire pour faire passer tout texte aussi bien traduisible qu’intraduisible. Il est obligé de servir ses deux maitres mais à qui donnera-t-il la priorité ?
Restera-t-il fidèle au premier pendant qu’il sert l’autre et vice-versa?
Comment arrivera-t-il à ne pas les trahir ?
Et comment sortira-t-il de cette impasse ?
Le traducteur demeure seul face à de nombreux dangers qu’il doit déjouer sans savoir toujours comment faire. Car la belle connaissance de ces deux langues ne l’empêchera pas de tomber dans le piège des mots qui exigent une connaissance encore plus vaste, celle du domaine particulier de la langue de départ. Ce passeur de langue est souvent confronté à l’obligation de faire son choix entre plusieurs mots identiques. Ce n’est pas facile, comme nous venons d’évoquer, il y a beaucoup de choses qu’il doit respecter comme style, sujet, contexte, tout ce qui se cache derrière chaque mot, tournure, expression, couleur, image. Il se peut qu’il n’arrive pas à trouver le mot juste qui dirait exactement ce que dit l’autre. Car il est bien normal qu’il y ait des difficultés provenant de l’arrière-plan culturel de la langue de départ. C’est pour cette raison, nous disons que traduire relève d’un art, d’une science, d’une poésie, d’une re-création.
Traduire, dans ce contexte-là, devient une tâche qui secoue toutes les frontières de sens, mots, expressions, culture. Elle va au-delà de toutes les connaissances du traducteur, elle passe à la dimension métaphysique de toutes les données. C’est à cette dimension que doit travailler le traducteur, il doit se dépasser afin de pouvoir traverser ce pont de traduction et atteindre l’autre rive passionnante où l’attendent ses nouveaux lecteurs.
La traduction, c’est comme ce tango argentin, il ne reste qu’à chercher et à reconnaître les émotions que chacun désire exprimer. La mission du traducteur est de transmettre cette émotion, ces sentiments, pensées et cette ambiance. (…)
Notes sur la traduction
À propos du poème Grève générale
J’aimerais partager avec vous mon expérience de traduction sur un poème d’Attila Ilhan, Grève général, car ce travail m’a permis de réaliser encore une fois combien la traduction est un excellent moyen pour comprendre le cœur d’un texte ; qu’il soit poétique ou prosaïque du reste.
Voici le poème pour mémoire :
Genel grev
şehirde ne olduysa birden saatler durdu
sokak lambaları deli sarı patladılar
canavar düdükleri uğulduyordu
üç sehpa kuruldu üç adam asıldılar
genç bir kız bir mavi timsah doğurdu
sessizliği büyütüyor radyo pilonları
dudak dudağa değse yangın parlayacak
bir yıldırım tutuklamış telefonları
musluklarda ıslıklar sular akmayacak
özgür ve bağımsız sokakta çöp bidonları
bu nasıl şey gerçi kımıldamıyor nabız
dil simsiyah sarkmış gözler buzlu cam
oysa yürek nurdan kocaman bir yıldız
kan hala sıcak iştahlı duman duman
karşıtların birliği mi yaşadığımız
Grève générale
une chose s’est passée en ville soudain les horloges se sont enrayées
les lampadaires explosèrent d’un jaune éperdu
les sirènes d’alarme retentissaient
trois échafauds se montèrent trois hommes furent pendus
d’une jeune fille un crocodile bleu naissait
le silence est décuplé par les antennes radio
si des lèvres s’embrassent un incendie éclatera
la foudre a séquestré les téléphones
dans les robinets des sifflements aucune eau ne coulera
libres et indépendants dans les rues des déchets
comment est-ce possible certes aucune pulsation
la langue pend toute noire embués les yeux
pourtant fait de lumière le cœur est une constellation
le sang est encore chaud avide fumant
serait-ce l’union des contraires ce que nous vivons
J’ai lu quelque fois le poème et je l’ai même lu en français, dans la traduction de mon ami et excellent traducteur Ferda Fidan. Il s’agit d’un poème qui évoque « trois hommes » qui ont été pendus, cela peut rappeler la pendaison des activistes révolutionnaires Deniz Geçmiş, Yusuf Aslan, Hüseyin İnan, le 6 Mai 1972 à Ankara. C’est un événement majeur dans l’histoire turque contemporaine de la gauche. Mais cette image de l’échafaud n’était pas rare à l’époque où la peine de mort était légale et où des tribunaux militaires d’exception existaient.
Le titre peut paraît étrange à première vue après une première lecture du poème. La pendaison entraîne en ville une sorte de grève générale, qui désorganise tout, qui fait passer dans une surréalité « d’une jeune fille un crocodile bleu naissait ».
*
Je me suis attelée à ce poème avec d’abord l’envie d’en donner le rythme et la musicalité en français.
Il s’agit de trois strophes de cinq vers chacune avec des rimes croisées. Dans la première strophe, la rime porte sur des verbes au passé. La première strophe place le contexte, l’événement qui est à l’origine du poème, son point de départ. Cet événement dérègle la vie en ville et crée le chaos.
Dans la deuxième strophe, ce sont également des rimes croisées, deux portent sur des verbes au futur, les deux autres sur des objets. Le poète imagine les conséquences provoquées par la pendaison évoquée plus haut. On comprend que celle-ci a crée une sorte de chaos qui efface quasiment la présence humaine dans la ville. La rencontre de deux personnes causerait la destruction « si des lèvres s’embrassent un incendie éclatera ».
Le poète met la rime dans trois vers sur des objets de la ville et de la modernité : les antennes radios, les téléphones, les déchets. Le poète met ainsi l’accent sur ces objets de communication manipulés par la censure et faisant circuler la nouvelle de la pendaison, une catastrophe qui n’a pu être empêchée. Par contraste, cette nouvelle augmente le silence, crée une réaction de désarroi. Il ne reste alors en ville que des déchets qui eux sont libres et indépendants, contrairement au reste et surtout aux citoyens. Je n’ai pas pu traduire la rime ici, alors j’ai fait en sorte de conserver en fin de vers les mots qui rimaient en turc afin de mettre l’accent dessus.
Dans la troisième et dernière strophe, le poète insiste sur la vie et pose une interrogation. Le poète parle de pulsation, de cœur, de sang, éléments très concrets. Il parle aussi d’union des contraires. Trois mots riment ensemble : pulsation, constellation, vivons. J’ai dû faire une adaptation ici pour respecter la rime, sans m’éloigner non plus du sens. Plutôt que de traduire littéralement « une immense étoile »( « kocaman bir yıldız »), n’ayant pas de synonyme en français avec une terminaison en –on/-ion, j’ai choisi « constellation » qui a l’avantage de garder l’image d’étoiles, de quelque chose de brillant, de beau, de quasi spirituelle. Dans cette dernière strophe, les rimes du 2eme et 4eme vers ne riment pas entre elles, mais elles ont une parenté dans l’image des yeux embués et de la fumée, une vision qui se brouille.
C’est un poème ouvert à l’interprétation, l’union des contraires, est-ce le non-sens, la mort et la vie ?
L’étude des rimes et des vers m’a amené à détricoter le poème. Pour rendre les mêmes significations construites par le poète, il était important pour moi de mettre l’accent sur les mêmes mots et de recréer le rythme marqué et lancinant du poème. Sur ce point, le traducteur doit comprendre l’intention du poète dans les moindres détails pour pouvoir ensuite recréer les moyens qui permettront au lecteur francophone de suivre le même chemin de compréhension qu’il a lui-même vécu en lisant l’original.
Il est important de se souvenir que rien n’est fait au hasard dans un poème. Le poète a fait des choix dans ses mots et leur positionnement dans le vers. Aussi, le travail du traducteur doit être à l’image du travail du poète, tout doit être pesé.
Pour finir, parlons du lexique choisi. Le turc est une langue polysémique, aussi un verbe comme « durmak », « arrêter », peut recouvrir beaucoup de verbes en français, qui est une langue qui possède au contraire des termes distincts pour quasi chaque action.
J’ai choisi ici de traduire durmak par enrayer. Car j’ai voulu insister sur le côté mécanique de quelque chose qui se détraque, insistant en même temps sur l’objet horloges, donnant une image concrète. On aurait pu traduire par arrêter, à ce moment-là on aurait insisté sur l’arrêt du temps, l’interruption du temps qui passe, avec une idée plus philosophique.
Ensuite, j’ai choisi le mot « échafaud » pour « sehpa » dans le 4eme vers de la 1ere strophe. Ce mot évoque directement au lecteur l’idée de pendaison avant même de lire la suite du vers, or en turc, le lecteur n’est pas préparé à cela car le mot « sehpa » peut désigner toute sorte de trépieds, une table à trois pieds. Le lecteur turc comprend qu’il s’agit en fait d’un échafaud en lisant la suite du vers. Pour ménager l’effet de surprise, on aurait pu peut-être le traduire par « estrade ».
Voici où se trouve la liberté du traducteur. Suivant sa propre interprétation du texte qu’il aura faite, il y mettra du grain, une couleur. Voilà pourquoi il peut exister plusieurs traductions d’un même texte, toutes aussi justes, mais ne donnant pas un même éclairage au lecteur.
À propos du poème Les Portes
Cet article pour parler de traduction. Traduction de poésie.
Je reviens sur le poème Les portes de Neşe Yasin que vous pouvez lire dans la catégorie poète. Pour traduire un texte, prose ou poème, il est bien sûr nécessaire de bien comprendre la motivation qui a conduit à son écriture. Ici, il s’agit d’un poème sur l’absence et l’attente des hommes, père, mari ou fils, qui ne sont pas revenus et ne reviendront pas de la guerre et des échanges meurtriers qui existaient à la frontière séparant les deux parties de Chypre. La poète parle d’un univers féminin, pris dans l’attente, comme figé par le deuil, arrivé trop brutalement. Les portes symbolisent à la fois l’espoir et l’attente déçues – car elles ne s’ouvrent pas sur la figure désirée – et en même temps, elles expriment l’enfermement.
Dans ce poème, les strophes déroulent des tableaux qui peu à peu se précisent et expriment la situation des femmes. La première et la dernière strophe se répètent et marquent la boucle que le poème forme. C’est un choix de musicalité mais également d’effet, afin de marquer plus fortement l’impression d’enfermement qui émane de ces vies derrière ces portes.
Comme dirait le poète Philippe Delaveau à propos de la poésie « Bien sûr, le poème exige un travail appliqué au matériau du langage, à l’alliage des mots, et un poème est d’abord un certain agencement de mots. Mais il ne faut pas méconnaître que la poésie est un agencement des mots en vue d’une fin (d’ordre esthétique et spirituel), mais aussi d’un effet. » (dans Recours au poème)
Le traducteur/la traductrice doit tenir compte de cet effet dans sa traduction sinon il/elle risque de passer à côté de ce qui fait poème. Le plus grave étant de traduire un poème comme un simple agencement de mots et de le priver ainsi de sa nature poétique. La traduction doit aussi être poème.
Ainsi, il faut bien évidemment faire aussi attention au rythme du poème, à sa pulsation propre. Dans ce poème, il s’agit d’un temps lent, répétitif, lourd de la peine due à l’absence. Un vers donne ici une clé pour bien le comprendre : ince bir sızıyla yaşandı özlem « par une douleur subtile se fit sentir le manque ». Il faut voir le poème tout entier comme l’expression de cette douleur subtile et le traduire en fonction de cela.
Je parlerai ici de quelques choix de traduction.
La poète répète par trois fois le pronom personnel « Onlar », elles, à la deuxième, septième et douzième strophe. En turc, il n’est pas obligatoire de l’exprimer car il est induit par la terminaison grammaticale du verbe. L’indiquer souligne donc en général le sujet. Le choix de cette répétition interpelle forcément le lecteur et souligne les actrices de ce poème, passives finalement – dans l’attente-. Aussi, la mise en exergue du pronom « Elles » m’a semblé une solution convenable et permettant de rythmer le poème autant que dans l’original.
En turc, l’article n’existe pas, aussi suivant le cas, il est possible de ne pas l’exprimer en français, suivant l’effet voulu. Ici, cela a posé question pour le titre: en turc Kapılar, portes, les portes. Il m’a paru ici important d’exprimer l’article pour deux raisons principales: d’abord, le pluriel est important à visualiser d’entrée car il indique la multitude de ces situations d’attente. Elles signifient que le deuil a frappé de nombreux foyers, ce n’est pas une situation isolée que la poète exprime mais celle d’une majorité. Ensuite, ce mot sera répété dans le poème et l’article ne pourra pas être omis dans les vers où il se trouve, l’omission ne se justifiant pas et pouvant même obscurcir le poème. Aussi traduire Les portes apporte un cohérence à l’ensemble.
La place des compléments se trouve avant le verbe dans une phrase standard turque. Mais il est possible de les placer aussi après, pour les souligner en général ou souligner le verbe placé alors en tête de phrase. Les auteurs et poètes jouent très souvent sur cette plasticité de la langue pour créer une tension, une surprise, enrichir le rythme, accentuer… Dans la première strophe, de la plus haute importance car elle se répète, la poète a utilisé une inversion du complément dans le deuxième vers:
Kapılar çalınırdı
ve kadınlar açarlardı kapıları
J’ai choisi de garder l’effet en réalisant l’inversion sur le premier vers. La faire sur le deuxième vers m’a semblé artificiel, maladroit même.
Aux portes on sonnait
et les femmes ouvraient les portes
L’avantage, c’est le même positionnement du mot « portes » dans le vers en truc et en français. Le poème s’ouvre sur les portes et se ferme sur elles. Le rythme lent est aussi assez conservé.
Peut-être existait-il d’autres solutions. La traduction est un travail lent et frustrant souvent. Elle est le fruit d’abord d’une lecture et dans la recherche de la meilleure solution, elle permet de creuser le texte en profondeur. Pour la traduction de poèmes à mon avis, l’important est de trouver l’équilibre entre le savoir du réel que le/la poète transcrit et l’émotion qui l’anime.
A suivre…
CL.
Notes de traduction 2
À propos du poème de Metin Altıok Bir gün ölürüm / Un jour, je mourrai
Il s’agit d’un poème composé en 6 strophes, publié précédemment en bilingue dans la rubrique Actualité de la revue (http://revueayna.com/actualites/); je remets ci-dessous ma traduction. Chaque strophe développe un peu plus le titre du poème. Le poète évoque l’éphémèrité de chaque chose et de sa propre existence. Il esquisse l’existence qu’il a vécu jusqu’à ce jour et proclame son absence de crainte face à la mort. La bougie s’éteint, la vie expire, le poème reste Ce poème, c’est à l’encre blanche/Que je l’ai écrit à même l’obscurité
Le poème se termine sur une chute en forme de boutade, une fois le poète mort, Même l’enfer se refroidira !
En traduction de poésie, il est certain que l’on ne traduit pas littéralement. Il faut prendre en compte à la fois le rythme, l’organisation du vers, la langue et le discours du poète/de la poétesse. Etant bien entendu qu’il y a aussi beaucoup d’éléments connotés qu’il faut tâcher d’exprimer aussi dans la traduction (référence intertextuelle, sous-entendu, ironie, etc.) L’interprétation doit précéder la traduction afin d’éviter des erreurs.
C’est un poème bien rythmé avec par endroits des rimes et de nombreuses assonances.
Le poète joue notamment avec la quasi homophonie du mot « la vie »avec le verbe mourir à la première personne du singulier au présent de généralité.
ölürüm (je mourrai)/ ömrüm (ma vie, mon existence). Il existe en turc plusieurs mots pour parler de la vie, de l’existence : Hayat, varlık. Le poète choisit le mot qui à la fois visuellement et phonétiquement se rapproche le plus. Cette rime de la strophe 4 m’a été impossible à traduire en conservant ce jeu lexical. J’ai essayé de garder le rythme de la strophe, en conservant la concision des vers et le martèlement du premier et dernier vers.
En turc, il existe deux présents : un présent progressif pour parler d’une action en cours et un présent général dit « aoriste ». Le poète utilise ici le présent général. C’est un présent que l’on peut traduire comme un présent d’habitude, de généralité ou bien comme un futur imprécis suivant le contexte. J’ai choisi de le traduire par un futur par cohérence avec le discours du poète, car le poète se projette avec évidence dans un jour futur et incertain. De ce fait, je l’ai systématiquement traduit ainsi, je n’ai pas fait de va-et-vient entre un futur et un présent contrairement à ce que l’on peut constater dans la traduction effectuée dans l’anthologie préparée par les Editions Bleu autour J’ai vu la mer, page 176. J’ai voulu ainsi garder l’homogénéité temporelle que le lecteur turc peut sentir à la lecture de ce poème et cela m’a semblé participer à la clarté de sens du poème en général.
À la strophe 5, les sons « i » et « é » sont majoritaires et riment en fin de vers : gece (la nuit/ tersine (à l’envers)/ üstüne (sur/dessus)
J’ai trouvé une solution par la mise en valeur de ces mots. J’ai placé « à l’envers » avant le verbe pour aussi être fidèle au renversement de la syntaxe effectué par le poète dans sa langue, il insiste ainsi sur cet « envers »
Strophe 6, le poète fait rimer le nom les choses (şeyler) avec les verbes au présent général finir (biter) et en rime intérieure gider (s’enfuira, s’enfuit). Les mots clés sont ainsi soulignés et gagnent de la force et de la musicalité. La musicalité du poème aide à sa compréhension, c’est pourquoi il était important dans la traduction à ce que le poème reste musical. Dans ce poème en effet, la rime est envisagée comme un élément organisateur du mouvement sémantique du vers, il était donc important d’essayer de trouver des solutions pour que le lecteur français ait la même opportunité pour saisir le sens que le lecteur en langue originale.
Comparez :
Moi, je clamerai
Il passe et s’enfuit le temps.
Certaines choses jamais ne se rattrapent.
Ma vie, ma vie
Et la bougie s’épuiseront.
Même l’enfer se refroidira ! (ma traduction)
Moi je dis
Défile et file le temps.
Certains articles ne sont pas repris
Ma vie, ma vie
Et la bougie consumée, finie.
Même l’enfer refroidit ! (J’ai vu la mer, Anthologie de poésie turque contemporaine, Bleu autour, 2009, p.177)
Umberto Eco, dans son essai sur la traduction Dire presque la même chose insistait sur le devoir du traducteur de choisir le sens le plus probable, le plus pertinent et le plus important dans ce contexte et dans ce monde possible, c’est-à-dire celui de l’auteur. Il offrait un regard sur la traduction poétique très juste, je cite :
« On ne peut offrir véritablement une expression à toutes les dimensions du texte ; cela signifie pour le traducteur un renoncement constant. L’idée de réversibilité est limitée par des sacrifices nombreux et médités. »
On ne dit ainsi jamais la même chose. C’est tout l’enjeu et le plaisir de traduire. Le traducteur ou la traductrice fait passer un texte d’un univers à un autre, dans ce passage il ou elle essaie de préserver la langue personnelle du poète ainsi que son discours et son univers. Plus la traduction avance, plus elle participe à affiner la lecture que le traducteur a du texte, plus elle gagne en richesse et se remodèle. Suivant la sensibilité propre du traducteur, marquée à travers le choix du lexique par exemple, la traduction se construit, organique. Au final, il faut qu’elle respire et s’anime comme un souffle, si ce n’est pas le cas, gare ! la traduction ne sera plus qu’un alignement de mots insignifiants…
Un jour, je mourrai
Mon enfance, pâle et lointaine
Crépuscule, bourgade
Corbeaux sur les toits.
Ma jeunesse mélancolique
Troquets du matin,
Amours sans espoirs.
Mes années passées
A présent, perchoir à souvenirs.
Moi, je clamerai
Ma vie, ma vie !
Pourquoi les bougies fondent-elles puis s’éteignent
Au lieu de brûler à l’envers
S’étirant de nouveau
Serait-ce pour mourir encore
Que l’on souhaite renaître ?
Tant de mes années se sont envolées
A chercher la mort.
Ma mauvaise mère.
Ne m’aimant pas plus que le fils de la voisine,
Ou mon père absent peut-être
M’ont insufflé ma passion pour la mort.
Un jour, je mourrai, c’est évident.
Ma vie, ma vie
Et la bougie qui se consume
Ne laissant qu’une grosse mèche derrière elle
Elles se ressemblent tant.
Très sombre était la nuit.
La bougie est finie, à l’envers elle n’a pas brûlé
Ce poème, c’est à l’encre blanche
Que je l’ai écrit à même l’obscurité.
Moi, je clamerai
Il passe et s’enfuit le temps.
Certaines choses jamais ne se rattrapent.
Ma vie, ma vie
Et la bougie s’épuiseront.
Même l’enfer se refroidira !
Trad.C.Lajus